La montagne lointaine regorgeait de sources dont nous profitions grace à la puissante rivière qui en résultait. Elle sinuait dans la vallée et mourait dans la plaine, subdivisée en une multitude de cours d'eau mineurs. L'Ader, le plus important d'entre eux, ceignait le camp sur sa partie nord-ouest. Je suivais la route qui le remontait en écoutant sa complainte, encore ahuri par la réussite de mon escapade. Au petit matin, l'endroit déborderait de récolteurs qui achemineraient de l'eau jusqu'aux réservoirs sectoriels, compensant les pertes de la veille et renouvelant les eaux croupies. Dans le tumulte de leur activité, ils ne devaient pas entendre tout ce que la rivière avait à raconter.
Tout ce que tu as vécu et ce que tu ne vivras plus, j'entends tout.
Le rire des enfants quand il existait, le chant mélancolique d'un ivrogne qui parcourait le même chemin que moi, le chat qui affrontait ses agresseurs nocturnes, le ricochet d'un galet. Tous ces éléments de ce passé qui ne serait plus me parvinrent et me plongèrent dans une nostalgie inexplicable. En remontant l'Ader je remontais le temps. Je songeais déjà à ma prochaine halte : Glückenberg. Par chance, l'Ader ne passait pas par ce village. Autrefois, il avait été le c?ur économique de la région par ses mines d'argent qui trouèrent les environs et empoisonnèrent les sols. Les communautés qui s'installèrent après la fin évitèrent de repeupler ce coin maudit. Il se trouvait sur mon passage et saurait me planquer de l'inquisiteur soleil quand il se pointerait de nouveau. La perspective de m'enfermer dans une mine pour la journée ne m'enchantait pas, mais elle me déplaisait moins que celle d'attendre dehors que le Héron ne me cueille. Qu'avait dit l'inspecteur Brooks à propos des déserteurs ? J'ai oublié et ne me sentais plus tant que ?a concerné : j'étais un chercheur de vérité.
Je fuis et je ne m'en donne pas l'impression.
Une brume vaporeuse remontait d'un barrage primitif constitué de pierres issues du lit et une luciole s'y risqua au péril de sa vie. Elle ne survit pas. Je la regardais tomber et continua mon chemin. J'atteignis la bifurcation qui me ferait définitivement quitter les abords du camp. Les ruines tenaient, rafistolées comme le monstre de Frankenstein. L'horreur tue trouvait son paroxysme dans l'étrangeté de cette cité anthropophage dominée par le quartier-général du Héron. Campé dans la mairie, je le reconnaissais à la tour d'horloge qui, maintenue en l'état, sonnait les funestes heures de l'humanité.
Je levai la main pour la saluer une dernière fois et m'engagea sur le chemin qui pénétrait dans la forêt. L'atmosphère embaumait des épines fra?chement tombées et du lichen qui poussait sur les troncs. La Lune, tamisée par le couvert forestier, ne me donnait que peu de plaisir à observer. Je distinguais sur mon passage les reliefs fantomatiques de champignons lignivores d'un blanc qui rompait avec le reste et je me surpris à siffloter. Les monstres n'étaient pas dans la forêt. Ma certitude n'avait jamais été aussi éclatante. Ils m'observaient peut-être de la tour que je laissais dans mon dos, mais j'en avais rien à foutre. Je retournais à la vie sauvage et les souvenirs de ce qu'elle avait été remontèrent alors que je passais d'une clairière à l'autre pour me retrouver en dehors de la forêt.
La plaine s'ouvrait et mon regard se retrouva happé par les terrasses fluviatiles derrière lesquelles une majeure partie de ma vie s'était écoulée paisiblement. Une vingtaine de kilomètres plus loin, un charmant ruisseau courait autour d'une fermette que nous avions emménagé avec Lucille dans le cadre de notre courte idylle. Nous ne quittions que rarement notre nid que ?a soit pour nous rendre au village les jours festifs – afin de faire bonne impression sur le voisinage – ou descendre de la terrasse pour rejoindre le pré de ce vieux con de Pat. Il avait hérité d'un terrain ingrat et lorsqu'il avait comprit que sa location rapportait plus en l'épuisant moins que sa culture, un marché hebdomadaire était né. Souvent, nous y participions pour exposer nos productions et profiter de l'agitation humaine, si rares dans ces terres. Le plus souvent, nous nous contentions de troquer nos ?ufs contre des navets, mais une année bénie nous avions touché le jackpot. Lucille suggéra au printemps de nous essayer à la culture du ma?s et une délégation du camp, qui errait entre les étals de nos semblables, avait jeté son dévolu sur notre or nourricier. En dépassant le pré, je me souvenais de comment nous étions alors rentrés : la charrette vide mais les poches pleines de monnaie. Comme tous, nous n'en avions qu'un usage ponctuel dans les échanges intracommunautaires, mais certains produits de nécessité absolue ne pouvait être acquis que par des pièces frappées aux armes du Héron. La plupart des forestiers désiraient nos pièces et aussi, peu désireux du luxe des encampés, nous nous étions débarrassé d'elles pour les transformer en cheptel. Deux chèvres et un bouc pour commencer qui gambadaient à l'arrière, amendaient nos champs et fondèrent une lignée caprine dont nous étions fiers. Parfois, bien qu'avec regret, je devais abattre une partie de la progéniture mais j'oubliais bien vite mes remords venus l'hiver alors que je dévorais les meilleures saucisses fumées qui m'ait été donné de manger. Lucille en confectionnait de merveilles : j'ai des qualités, mais je suis un piètre cuisinier.
- Te souviens-tu seulement Lucille ? dis-je dans un accès de fatigue alors que l'adrénaline quittait mon corps.
Lucille. Je me mis à pleurer comme un gosse à l'évocation de ces souvenirs. Se souvenait-elle ? La Voix du Nord me la déroba, une nuit lointaine. ? Dérobée ?, je me maudis de l'objectiver ainsi. Elle n'appartenait plus à ma vie et je doutais que je puisse un jour la retrouver, même si je suivais vaguement sa direction. Le lac mentionné par Maria Escamilla se trouvait sous l'étoile du Berger et j'en étais encore séparé par une série de hameaux désolés. Je me demandais si Lucille avait pris la même piste que j'empruntais alors que je fixais résolument cette étoile qui n'en était pas une. Mon attention revint à ma Terre quand je rencontra un panneau de bois, bouffé par les champignons. Il pendait à un clou, victime d'une crise de colère qui ne parvint à l'arracher de son support. Le nom du hameau se limitait aux deux premières lettres : ? CI ?. Je compléta machinalement l'inscription d'un ? METIèRE ?. C'est l'impression que me donna le coin avec sa mairie dépouillée, ses deux tourelles qui la flanquait et ses maisonnettes aux allures de mausolées. Je ne voyais que des tombes hantées par la poignée d'ames ayant écumé les lieux. Combien étaient-elles ? Une dizaine, une vingtaine ? Guère plus de cent et je les sentais m'espionner alors que je troublais leur repos éternel. Je traversais le village à pas feutrés, soucieux de ne pas déranger les paumés et oubliés alors que la pluie se calmait définitivement en me laissant glacé et grelottant.
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- Je suis un pauvre errant qui ne vous embêtera pas plus longtemps, lan?ais-je à l'attention des deux tourelles en pierre.
Le silence devait être troublé pour que je finisse par le remarquer. Il s'abattit sur moi et me recroquevilla en mon corps, carcasse animée par un nécromancien malhabile. Depuis combien de temps n'avais-je rien entendu ? Le voisin ronflant n'existait plus, la gamelle ne tombait pas des mains d'un travailleur éreinté pour rebondir continuellement sur le bitume, les chats ne se battaient pas jusqu'au sang dans la ruelle voisine, les enfants ne riaient pas... Les enfants n'avaient jamais rit. Puis vint ma réalité, celle d'un univers tapi très loin derrière le reste : le bruissement dans les fourrées alors qu'un mulot dérangé désertait, le hululement d'une chouette qui repère un en-cas nocturne et le sifflement du vent dans les herbes hautes qui se courbèrent à mon passage, stupéfaites de mon apparition impromptue.
Un Humain. Le premier depuis longtemps et le dernier avant une éternité. Je m'excusa auprès de cette nature qui réclamait nos possessions d'antan et dépassai le village. Je ne rencontra rien de neuf pour la dizaine de kilomètres qui suivit sinon – même si j'en doute – une biche qui me regarda avec étonnement. Peut-être était-ce tout ce temps passé dans cette apparente sécurité qui me fit relacher la pression et flaner ? Je ne m'étais pas préparé à la présence d'une altérité sentiente en ces lieux. J'avan?ais le long d'une noue lorsqu'un faisceau de lumière jaunatre apparut dans les bois voisins et se dirigea vers ma position. Je me plaqua au sol instinctivement et heurta le bitume. Mon bras déjà mort morfla davantage et j'eus le souffle coupé aussi bien par ma connerie que par la douleur. Je compris très vite que j'avais beau avoir revêtu des teintes associées à la nuit afin de passer inaper?u lors de mes phases de marche forcée, je ne retrouvais à découvert si on regardait vraiment dans ma direction. Je rampa jusqu'à la noue et me laissa glisser à sa base, défon?ant simultanément une jeune arbuste et ce qu'il me restait d'épaule. Mon bandage s'orna aussit?t d'une rose sanguine pour illustrer mon erreur. Le sang pulsait par salves et je dus me calmer pour me rendre à l'évidence que je restais loin de l'hémorragie létale. Je hoquetai, paniqué, et chaque soubresaut de mon corps s'accomagnait d'une giclée ce qui m'éloigna presque de la raison de mon acte : la présence d'une entité sentiente qui balaya la route à la recherche de la source du vacarme.
Ils étaient deux, silhouettes encapuchonnées dont je ne parvins à deviner le genre. Une d'entre elle tenait un fusil de chasse – modèle antédiluvien – et l'autre s'amusait à recharger sa lampe-torche dynamo. Je vis l'éclat du canon qui se pointa dans ma direction et je me bloqua. La salive qui s'écoulait abondamment dans ma gorge me donna l'impression de me noyer. Je craignais que le moindre mouvement ne déclencha le tir fatidique et n'osais l'avaler. Un salopard martelait mes tempes et j'eus la nette sensation qu'il sauta à pieds joints sur mon c?ur lorsqu'un écureuil s'activa dans un jeune pommier voisin. Le faisceau lumineux l'éclaira, ses yeux exorbités me regardèrent étonné et il sauta par terre. Depuis lors, cet animal est devenu mon temps. ? Depuis lors ? comme si cette scène remontait à une éternité.
Le duo qui me recherchait arriva à la conclusion que mon copain était à la source du bordel. Ils m'oublièrent et reprirent leur marche en direction de l'ouest. à ma connaissance, on n'y trouvait rien de plus qu'une vieille zone commerciale pillée maintes fois. J'attendis qu'ils eurent totalement disparu pour me remettre en marche vers Glückenberg, abandonnant définitivement le confort du macadam pour la noue. Bien que j'eusse retrouver mon calme, la douleur qui montait par vagues de mon bras – figé dès lors en extension vers l'arrière – et la perte de sang – restreinte et désormais calmée – m'épuisaient. J'avais au moins la satisfaction de constater que je ne finirais pas vidé comme un porc. La route restait encore longue et la brume commen?a à monter des insondables profondeurs. Je me dis qu'elle existait. Aussi que mon corps accueillait plus d'hormones qu'il n'en aurait fallu pour abattre un cheval et que je ne tarderais à m'effondrer sous l'effet de la surcharge sensorielle. Le risque que cela n'advienne grandissait et je reconsidérais mes chances d'atteindre Glückenberg avant l'aube. Je me voyais déjà évanoui dans la noue, bouffé par les loups ou – pire – abattu et dépecé par le Héron. Puis... Cette histoire de mines abandonnées. Qui étais-je pour croire que je pouvais les atteindre dans mon état ? Même avant que les emmerdes n'arrivent, je n'étais pas en forme. J'étais vraiment con, le Roi des cons. Maintenant, je m'en considère comme l'Empereur.
Tu arriveras en bout de piste, tu le dois.
Le mantra se répétait et plus d'une fois me tira vers l'avant alors que la nuit prenait les allures d'un lendemain brumeux. Les filaments cotonneux s'étiraient à l'infini et je tachais de discerner à travers. Dans mon esprit, le Héron devait s'être déjà lancé à ma poursuite. Après tout, ne venais-je pas d'en croiser deux exemplaires ? L'angoisse montait. Futile... Rien ne servait de courir, encore moins de marcher. Je pouvais tout aussi bien m'écrouler et attendre bien gentiment qu'on me cueille : un fruit tombé au sol qui se gache. Je me pencha, cracha et constata que ma glaire était rouge. Merde. Puis, je remarqua que je m'étais mordu la langue. Tout allait bien pour le meilleur des cons.
- Le Roi des cons va crever le cul à l'air...
Avais-je seulement prononcé ces mots ? Je regarda autour de moi et ne vit que boue et blancheur. La rigole derrière moi avait été rendue d'autant plus visible par ma progression tra?nante. Je délirais en toute conscience. Continuant, en m'aidant des mains secourables tendues par des roseaux épars, je commen?ais à me dire que cette noue ressemblait dr?lement à une tombe fra?chement creusée.
- Tu vas tomber du con.
La brume m'envelopperait. Enfant, une couverture jetée sur mon impuissance me protégeait des ratiches du croque-mitaine et je me dis que ma situation actuelle n'était pas si lointaine.
Sauf qu'une couverture bombée par ton petit cul ne trompera personne et ne l'a jamais fait.
- Arrête toi.
Ma voix ? Depuis toujours, j'étais sujet à des hallucinations hypnopompiques ce qui me laissait entendre que je dormais en marchant. était-ce alors le cas ? Allez savoir. Mes souvenirs de cette nuit sont flous et nous étions alors dangereusement proches du matin.
Ce que je sais, c'est que j'écris maintenant ces lignes entouré de figures familières. Les pages de mon carnet s'épuisent et mes choix s'amenuisent. Je ne sais pas si je survivrais à ma prochaine folie