Les ténèbres étendaient leur emprise sur le camp alors que le soleil disparaissait, remplacé par son pendant nocturne. Je restais étendu dans ma tente, égrainant les secondes et fixant la toile tendue. Ma décision avait été prise aux premières rumeurs orageuses. Je ne pouvais attendre plus longtemps. Deux journées auparavant, mon contrema?tre s'était déplacé au petit matin pour me retrouver au milieu de la route et me demander de lever le camp pour laisser ma place à une personne plus capable. Incrédule et hébété de fatigue, je l'avais aidé à tout foutre dans une brouette et docilement suivi jusqu'à cet ancien relais-routier dans lequel s'entassaient les autres convalescents. ?a ne pouvait être que la première étape dans mon éviction définitive du camp car si je restais libre de mes errances diurnes, je me retrouvais enfermé le soir, forcé à pisser dans des sanisettes que trop rarement vidées.
Je devais fuir. J'attendais que la nuit s'abatte définitivement sur le camp et que la tempête fasse rage. Dès que le couvre-feu fut instauré, je régla mon minuteur de cuisine sur sa durée maximale d'une heure. Je comptais répéter l'opération cinq fois en somnolant entre deux alarmes étouffées par mon duvet, mais je ne parvenais à trouver le sommeil. La première sonna, je n'étais pas fatigué. La seconde, je ne parvins à faire autre chose que fermer les yeux puis vint la troisième et la quatrième que j’occupai à vérifier frénétiquement le contenu de mon sac. Avais-je oublié quoi que ce soit ? Aucune différence, le sommeil ne venait pas et le vent qui fouettait la toile ne m'aidait en rien à le trouver. J'étais trop angoissé. La dernière sonnerie vint et même réduite à son strict minimum, elle me parut faire un tel vacarme que je pris l’?uf mécanique et l'explosa au sol. Il répandit son shrapnel d'inox et je demeurais immobile, tachant de retrouver mon calme. Mon c?ur s'emballait. Bien que résolu à fuir le camp, l'idée me terrifiait aussi bien pour les dangers forestiers que la possibilité d'être découvert pendant mon échappée.
Je tendis l'oreille, désireux de capter la moindre agitation dans la guérite voisine et n'entendant rien, me décida à sortir de ma tente. La sentinelle, envinée, somnolait du sommeil que je désirais tant. Je lui avais offert la veille une bouteille de gn?le – vous serez surpris d'apprendre la production du camp – et elle se l'était connement enfilé sans s'être demandé un seul instant pourquoi j'affichais un tel air conspirateur en la lui tendant. Mon sac sur le dos, je me dirigeais vers une partie du grillage en très mauvais état. J'avais apporté avec moi une pince coupante, au cas où, même si je jugeais qu'un coup d'épaule devrait suffire à m'ouvrir un chemin et que le souffle du vent couvrirait mes actes délinquants. Mon jugement s'avéra erroné. Malgré la rouille, le grillage me résistai. Je surveillais frénétiquement les environs, tatant l'intérieur de mon sac à la recherche de la pince qui aussit?t s'activa en m'utilisant comme son pantin. Par automatisme, mes mains sectionnaient les brins l'un après l'autre et chacun claquait avec force, entra?nant dans la foulée la réponse de ma machoire qui s'ouvrait de frayeur. Je tachais de me rassurer en priant pour que le vent me couvre et que personne ne puisse m'entendre. Une lueur de l'autre c?té me fit lacher un ? merde ? discret et je m'allongea dans les détritus. Une patrouille passa de deux hommes qui discutaient, ignorant mon existence. Ils parlaient fort, comme pour s'annoncer et ne pas s'emmerder de paperasse en signalant un errant :
- Putain de merde, il va pleuvoir. Toute la semaine on s'est tapé un grand soleil et la flotte c'est pour notre pomme, se plaignit l'un à peine sorti de l'adolescence.
- Encore une durée et nous serons libérés, le soleil ne sera pas encore levé qu'on s'enfilera un verre avant d'aller dormir. Courage petit, c'est trois fois rien.
- Trois fois trop. Il para?t que Vic' a re?u sa dose ce matin. Un couillon d'éclopé serait passé avec un petit cadeau.
- Ce n'est pas sur notre chemin.
- Un misérable détour, un godet et on repart. J'en peux plus de ce vent, il me rend fou.
- Je te l'accorde petit, mais pas de godet avant demain. Allons tout de même vérifier si notre copain est toujours parmi nous.
L'échange continua alors qu'ils passaient hors de portée de mes oreilles. Ils se dirigeaient vers la guérite de ma sentinelle abrutie par l'alcool. Je me mis à me demander si j'avais bien fermé ma tente qui, restée ouverte, ne manquerait pas à attirer leur attention. Aussi bien préparé pouvais-je être, les erreurs grotesques me suivaient et m'interdisaient toute marche en arrière. Ma fuite qui aurait d? rester cachée jusqu'au matin ne saurait longtemps être tue, surtout si je jouais de malchance et que la patrouille s'octroyait une petite ronde entre les convalescents. Je n'attendis pas et me glissa dans l'ouverture que je venais de créer dans le grillage pour être accueilli par les ronces qui m'écorchèrent. Elles me piégèrent mais ne me résistèrent pas et je me retrouvais libre, de l'autre c?té. Je distinguais avec difficulté le quartier qui me séparait des mystères forestiers. Une succession de maisons basses, rompue par un petit immeuble que je ne reconnaissais pas. J'ignorais totalement où j'étais malgré mes reconnaissances passées. La nuit rendait les rues méconnaissables. Ma fortune ne s'était cependant pas tue. Une charpente partiellement effondrée, maintenue en vie par des échafaudages placés à la hate en attendant sa prompte démolition, me parlait. Elle ne m'inspirait nulle confiance, mais je la préférais à la lumière vacillante en provenance de la prochaine intersection. Les premières gouttes se calmèrent et j'eus un rire coupé court à l'idée que je puisse finalement mourir de froid, glacé par cette pluie qui s'annon?ait torrentielle.
Love this story? Find the genuine version on the author's preferred platform and support their work!
J'entrai dans la ruine et m'abandonna à l'obscurité quasi-totale. Je parvenais à discerner un canapé à ressorts – de quoi embrocher le visiteur imprudent – d'une commode dont le revêtement se décollait. Ma plus grande crainte n'était pas de me cogner, mais de mettre le pied entre deux lattes déchaussées. Petit à petit, je traversais le salon en tatant le terrain de ma canne et heurtai une table basse qui me soutira un jappement apeuré. La douleur ne dura pas, s'estompa assez rapidement et lorsque j'eus l'absolue certitude qu'elle ne reviendrait pas, je poursuivis ma progression en espérant débouler sur la rue et non un jardin ceinturé d'un mur de pierres. Je ne me pensais pas capable de me lancer dans des acrobaties, aussi bien à cause de mon corps défaillant que par ma fatigue. Mon bras libre, lancé en éclaireur, rencontra une porte qui s'ouvrit sur un volet fermé. Les volets donnaient sur l'extérieur.
- Finalement, m'exclamais-je.
Hélas, il ne s'ouvrit pas. Je m'échinais sur le système sans succès et dépité lui ordonna de s'ouvrir à la mode ? Sésame, ouvre-toi ?. Je para?trais délirant si je vous disais qu'il me répondit que oui, mais la réalité était que le vent qui s'engouffrait entre les milles et unes lézardes de cette foutue baraque parut me le dire. Le loquet qui me résistai céda et je me retrouvai dans l'arrière-cour, ceinturée d'un muret mais ouverte sur le reste du quartier. à une distance respectable, je vis les cimes argentées des arbres et l'affrontement des épineux dans une lutte mortelle qui, dès le lendemain, laisserait sa cha?ne cadavérique. Les plus anciens crèveraient. Les plus maladifs aussi. La bonne voie s'ouvrait à moi et je jubilais, finalement excité par la dangereuse aventure qui m'attendait. C'est à ce moment que la Lune décida de faire sa réapparition au gré d'un nuage qui disparaissait. Sous la pluie battante, elle se dessina au sommet d'une cheminée isolée et y forma comme un nid de cigogne. Ma mandibule inférieure tomba sur mon sternum de stupéfaction. Je connaissais ce putain de lieu. Pas très loin d'ici, les Escamilla avaient été attaqués. Je revis l'image fantomatique d'Hilde Carlsen qui adorait les traces du Héron en cet endroit. Elle avait été remplacée, dans cette nuit pluvieuse, par des chapelets d'os disposés en guirlandes qui psalmodiaient sans cesser en claquant dans le vent. Je m'approcha, refusant de m'attarder sur le sanctuaire et pourtant si accaparé par sa présence. Des offrandes disposées dans l'atre relevaient, pour la plupart, de la Marmotte. Une tasse commémorative attira malgré mes réticences mon attention. Elle célébrait les 25 ans de la cha?ne qui empreignait, bien après qu'elle eut disparu, notre univers. L'éternité se retrouvait condensé ici, notre éternelle gardienne. Je pris la tasse entre mes doigts et inscrivit la Lune dans son anse. La Lune, si paisible et lointaine. La vie devait être bien différente là-haut et si je ne le visais pas, j'aspirais profondément en cet astre solitaire qui m'épiait de son ?il unique.
C'est donc ?a, la solitude. éloigné, mais abrité.
Dans la plupart des lieux j'avais été seul. J'étais un naufragé en quête de la prochaine ?le sur laquelle faire halte. Les flots ne cessaient de monter, mes coins de paradis disparaissaient et je pagayais de nouveau, sans jamais cesser. Quand avais-je été pour la dernière fois entouré ? Le camp et le temps me rongeaient, le passé m'obnubilait. Je balan?a cette tasse immonde contre le sanctuaire improvisé et rit. Pourquoi étais-je venu ici ? Pour survivre aux attaques ? Pour trouver ce qui me manquait depuis le départ de Lucille ? Avais-je seulement une raison d'être parmi les miens ? M'étais-je senti aussi vivant qu'en ce jour, paré à reprendre mon errance solitaire ? De qui me protégeais-je finalement?
Alors, je viserais la Lune.
Elle me guidait même si elle disparaissait bien de temps en temps. Derrière elle se trouvait cette forêt qui bien qu'infectée dans le discours officiel, n'était guère séparée du camp. Le rempart qui nous protégeait de toute incursion était bien vétuste : guère plus qu'une série de barbelés, un peu de grillage ici-et-là et des tranchées désertées. Oui, totalement désertées et cela me rassura infiniment. Je commen?ais à penser que la crainte des habitants suffisaient à les éloigner de la frontière et que si elle n'était pas gardée, c'est qu'elle ne protégeait pas de grand-chose et qu'en conséquence je ne m'échappai pas du camp mais bel et bien d'un abattoir. Seules des portes, lointaines sur leur moignon de rempart, s'animaient à la lueur des lanternes. Je descendis dans la tranchée, heureusement protégée de la boue par un chemin de planches qui s'affaissèrent sous mon poids et en sorti aussit?t, les pieds un peu plus crottés qu'à l'arrivée. Je rencontra alors mon seul obstacle dans ma virée sauvage. Les barbelés étaient plus solides que prévus et je dus m'attarder un moment sur ces derniers, jouant de la pince coupante en virtuose et reléguant la possibilité de m'entailler loin dans ma psyché. Je peinais à me convaincre que personne ne passerait pendant l'exercice et aussi dès que le barbelé céda, je me mis à courir aussi vite que je le pouvais dans le no man's land, bien inconscient des dangereuses taupinières. Je ne me brisa pas une cheville donc j'imagine qu'elles s'éloignèrent de mon passage, je ne vois pas d'autres explications sinon une chance extraordinaire qui n'avait jamais été mienne.
Très vite, j'atteignis l'orée de la forêt. Les arbres m'accueillirent dans leur assemblée, j'évitai le plus gros du combat qui faisait rage et m'avan?ai dans ce territoire prétendument hostile. Ma maison demeurait derrière moi comme la plupart de mes souvenirs récents alors que je m'enfon?ai dans la forêt. Le petit coin de paradis de Maria Escamilla serait mon arrêt définitif.